En Russie, le retour de l’humour noir soviétique

Lors d’un spectacle de stand-up dans un bar de Moscou, le 10 octobre 2021. Lors d’un spectacle de stand-up dans un bar de Moscou, le 10 octobre 2021.

« Moscou a proposé à Kiev d’organiser une rencontre entre Poutine et Zelensky. Selon des sources non officielles, les travaux pour la construction de la table ont déjà commencé. » La plaisanterie, russe à l’origine, convoque l’image – en pire, sans aucun doute – de l’entrevue entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron séparés par une table de six mètres de long, lors de la visite du chef de l’Etat français à Moscou le 7 février.

Poutine est en enfer, dit en substance une autre. Au cours d’une permission sur terre, il se rend dans un bar à Moscou, commande une vodka et s’enquiert avec insistance si la Crimée, le Donbass, Kiev et toute l’Ukraine sont toujours « à nous » . Rassuré par les réponses affirmatives du barman, il demande l’addition. « Cinq euros », lui répond le serveur.

Depuis l’entrée en guerre de la Russie en Ukraine, un florilège d’histoires courtes se propage par le bouche-à-oreille et sur les réseaux sociaux, témoignant du retour en force d’une forme d’expression bien connue hier du monde soviétique : les blagues comme moyen d’exprimer son opposition. Un antidote à la propagande. « L’arme du désespoir », résume le philosophe et essayiste Michel Eltchaninoff, spécialiste de la Russie.

La décision prise récemment par le législateur russe d’interdire le mot « guerre » est ainsi tournée en dérision : « Afin de se mettre en conformité avec les exigences de Roskomnadzor [le gendarme russe des communications], le livre de Léon Tolstoï Guerre et paix a été renommé Opération spéciale et haute trahison. »

Echappatoire

Du temps de la guerre froide, le renseignement américain collectait ces anecdotes, véritable échappatoire pour contrer la censure qui en disait long sur la vie quotidienne en URSS et sur la perception par la population de ses dirigeants. Des années plus tard, en janvier 2017, la CIA avait ainsi déclassifié, parmi treize millions de pages mises en ligne, un document adressé à la direction du contre-espionnage de l’époque consacré aux blagues soviétiques.

En vogue sous Staline, l’engouement pour ces mini-satires, parfois difficiles à saisir pour un néophyte, avait atteint un pic avec Leonid Brejnev, au pouvoir de 1964 à 1982, lorsque l’URSS s’était enlisée dans une longue période dite de « stagnation ». Désigné à l’époque comme « notre cher Leonid Ilitch », le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique était devenu une cible privilégiée.

Elles ressurgissent aujourd’hui avec une intensité inégalée depuis lors. « C’est une forme de thermomètre de l’opinion publique, plus les blagues sont cruelles, plus elles traduisent l’obsolescence du système, plus elles mettent en avant la contradiction entre les discours et la réalité, et plus elles deviennent intéressantes », relève le chroniqueur radio et humoriste Philippe Meyer. Séduit par leur caractère caustique, auteur d’un recueil d’anecdotes soviétiques parues en 1978 sous le titre Le communisme est-il soluble dans l’alcool ? (Le Seuil), il reste intarissable à leur sujet. « Ce qui se passe aujourd’hui me rappelle cette histoire de deux Tchèques discutant après l’invasion de leur pays [en 1968].
L’un dit : “Pourquoi les Russes sont ici ?” L’autre répond : “Parce qu’on les a appelés”. “Jusqu’à quand ?” “Jusqu’à ce que l’on retrouve ceux qui les ont appelés”. »

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